Générique réal-4

MaJ : 18/06/2022 22:56

Le titre du documentaire écrit et réalisé par Frédéric Brunnquell, "La Grande Histoire de la Bretagne", vise à installer un discours d’évidence alors que cette dernière n’est pas toujours avérée. Je poursuis donc ici la réflexion entamée dans un premier message. Car le film pose problème et pas qu’un peu, ne serait-ce qu’au niveau de la démarche du réalisateur.

  • Les photos illustrant ce message sont des captations d’écran. DR

Après avoir déjà tourné deux autres films en Bretagne avant celui-ci, il expliquait dans Le Monde qu’il s’intéresse aux Bretons, parce que 

  • "vit en eux le puissant mystère de l’attachement aux racines qui apporte [des] repères dans notre monde globalisé". 

Supposons que cette assertion soit pertinente : il n’est pourtant question dans le film ni de racines ni de globalisation. Le mystère n’est donc pas dissipé. Il s’impose dès lors de vérifier au moyen de quelques focus quelle est la justesse de quelques-uns au moins des énoncés formulés dans le documentaire. 

manif artichaut-5

La Bretagne méprisée par la République ?

Il y a beaucoup de colère dans le film de Frédéric Brunnquel, je l’ai déjà noté. Mais la Bretagne et les Bretons y apparaissent aussi comme ayant été constamment des victimes. La victimisation est omniprésente dans ce documentaire, surtout dans les commentaires, quelquefois dans les témoignages.

Repérage. Quand la Bretagne n’est pas oubliée, elle est délaissée, méprisée, amputée. Quand ce n’est pas par la République, c’est par Paris. Les Bretons sont moqués quand ils y émigrent. En 1918, elle est entrée "par le sacrifice dans la grande histoire de la France" (qui ­– oh surprise – aurait donc elle aussi une grande histoire comme la Bretagne ?) La IIIe République a été "brutale" à son égard. Après la dernière guerre, "la détresse des campagnes préoccupe le clergé" et les paysans bretons enfin peuvent s’affranchir "de la honte et de l’humiliation."

Bien évidemment, tout n’a pas été rose dans les cent cinquante dernières années, ni en Bretagne ni ailleurs. Faut-il dans tout ça incriminer la République, comme le laisse entendre le film ? Les Bretons qui se sont opposés à la IIIe République à ses débuts venaient de la droite catholique et conservatrice. En majorité, ils vont voter pour les républicains dès 1881. L’auraient-ils fait, s’ils s’étaient sentis aussi méprisés que l’assure le film ?    

Marcel Léon-8 Pisani-7

De la IIIe République à la IVe, puis à la Ve : quel rapport à la Bretagne ?

L’historien Patrick Pierre l’a bien mis en évidence pour ce qui est de la IIIe République : 

  • "Les éléments du modèle républicain sont réunis dans [un] triptyque : l’école qui instruit, la propriété [agricole] qui émancipe, la voie ferrée qui fait circuler." 

Et les Bretons à ce moment-là sont tout à fait conscients que c’est en français qu’est dispensée l’instruction dans les écoles ­— j’y reviendrai. "La Bretagne, ajoute Patrick Pierre, se voit petit à petit intégrée à l’ensemble national."

Les politiques que mènent les gouvernements de la République peuvent être contestées et le sont à l’occasion, mais la République elle-même ne l’est pas, sauf lorsqu’elle a été mise sous le boisseau par la Révolution nationale de Pétain. Aiguillonnées à compter de 1951 par le CELIB (Comité d’études et de liaison des intérêts bretons) que préside René Pléven et alors que le film ne le précise absolument pas, la IVe République, puis la Ve, sous la présidence du général de Gaulle, mettent en œuvre tout un mouvement de modernisation et d’industrialisation de la Bretagne, induisant la création de dizaines de milliers d’emplois. Si cela n’avait pas été le cas, combien y aurait-il eu d’émigrés supplémentaires ?

C’est aussi un ministre de l’Agriculture de la République, Edgar Pisani, qui conduit entre 1961 et 1966 la transformation de l’agriculture qu’attendaient les agriculteurs bretons et les autres. Et on nous explique d’une voix off quelque peu condescendante que "pour la première fois de leur histoire (sic) les paysans bretons marchent vers le progrès." 

Le lobby du CELIB tout comme les mobilisations paysannes et ouvrières y sont assurément pour quelque chose. Le mouvement de Mai 68 aussi. Que serait aujourd’hui la Bretagne si cela n’était pas advenu ? 

 

Edouard Renard-1

 

Quand les ouvriers du Joint français brandissent le gwenn-ha-du

Dans ce contexte de profondes mutations, surviennent inévitablement des tensions et des conflits sociaux. En 1972, il y a très exactement cinquante ans, celui de l’usine du Joint français à Saint-Brieuc apparaît le plus emblématique. Le film de Frédéric Brunnquell lui consacre une longue séquence à juste titre, occultant tous les autres du même coup. Mais alors que le colloque universitaire organisé en mai dernier à Saint-Brieuc auscultait les échos de cette grève en Bretagne dans toute sa complexité au moyen d’une vingtaine de contributions, "La Grande Histoire de la Bretagne" ne l’évoque que sous l’angle de sa dimension "bretonne".  

Édouard Renard, à l’époque membre du comité de soutien des grévistes, magnifie la lutte exemplaire de tout un peuple et la fierté retrouvée d’être Bretons. "La blanche hermine", la chanson de Servat, se chante en boucle lors des manifestations et devient un chant de ralliement, se souvient-il. N’aurait-il pas été intéressant d’entendre le témoignage de Servat en personne sur un texte qu’il ne chante plus guère ? Mais non, on l’a sollicité pour évoquer sa rencontre avec Anjela Duval, qui n’est pas sans intérêt par ailleurs.

Et puis voilà que les ouvriers du Joint français adoptent le drapeau breton blanc et noir lors de leurs défilés quotidiens tout au long du conflit. Ce n’est plus seulement le drapeau rouge, mais le gwenn-ha-du que brandissent donc les manifestants. Oui, mais des gwenn-ha-du redessinnés puisque de petits rectangles rouges ont été cousus en haut à gauche, comme si les manifestants voulaient signifier une forme de réticence à l’adopter. Sait-on par ailleurs par qui et comment ont été introduits ces drapeaux bretons dans les manifestations ? Ils ne sont tout de même pas apparus là par hasard.

C’est précisément à ce moment-là qu’on entend Tudi Kernalegenn dans le film. Docteur en sciences politiques, universitaire, auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire politique récente de la région, il est actuellement directeur de l’association Bretagne Culture Diversité, qui a en charge la promotion et la diffusion de la matière culturelle bretonne et qui gère Bécédia, une encyclopédie multimédia en ligne sur la Bretagne. Il est le seul avec un profil de spécialiste à intervenir dans le film et à contextualiser. 

Les choix populistes de Frédéric Brunnquell

Le casting n’a retenu par ailleurs que des intervenants qui sont ou ont été des acteurs de terrain ou des témoins de leur temps (et encore pas toujours), voire d’une époque révolue. Il y en a, bien évidemment, dont le témoignage est parfaitement étayé et convaincant. Mais outre le fait qu’il ne peut y plus avoir de témoins vivants pour la période d’avant 1914, d’autres ne parlent du passé qu’au filtre d’une mémoire retrouvée ou reconstruite. Ça ne contribue pas toujours à une bonne compréhension des enjeux dont il s’agit.

Telle a été pourtant l’approche du réalisateur et on ne perçoit que trop bien qu’il privilégie la parole de gens "ordinaires" considérés comme sachant eux réellement ce qu’il s’est passé, et qu’il exclut délibérément celle des chercheurs comme s’ils n’avaient rien d’intéressant à dire. C’est opposer "le peuple" aux élites supposées. Et que dire des commentaires en voix off, souvent mal documentés ? Ils propagent des erreurs factuelles tout en multipliant les anachronismes, comme on le verra à propos de Jules Ferry. On s’appuie quand même une fois sur "les historiens" pour valider la fourchette haute du nombre de poilus bretons tués à la guerre de 14-18. Frédéric Brunnquell apparaît clairement comme un réalisateur populiste et vise à imposer une lecture biaisée de l’histoire de la Bretagne. Résultat : un cumul invraisemblable d’approximations tout au long du film.

 

gwenn-ha-du & ruz-2

Tudi Kernalegenn : le gwenn-ha-du, symbole de toutes les luttes

J’en reviens au Joint français et à Tudi Kernalegenn. Il figure aussi au générique comme conseiller historique du film et il intervient pour sa part sur un aspect marquant de la grève, que personne d’autre n’avait encore souligné dans le film. Il nous expose que c’est à l’occasion de ce conflit que le gwenn-ha-du brandi par les grévistes devient "le symbole moderne de toutes les luttes" et qu’il est alors "sorti du mouvement breton" pour devenir le drapeau des contestations sociales en Bretagne. Il est incontestable qu’un cap, et pas des moindres, a été franchi à cet égard lors de cette longue grève. Le décodage du chercheur reste cependant partiel.

Car pourquoi ce drapeau devait-il alors "sorti[r] du mouvement breton" comme un ressort de sa boîte ? Tudi Kernalegenn s’abstient d’expliciter cette expression incompréhensible au demeurant pour qui ne connaît pas l’histoire. De fait, le mouvement breton dont il s’agit, qu’on désigne aussi sous le nom d’Emsav, n’avait guère réussi auparavant à déployer le gwenn-ha-du ailleurs que dans ses rangs, sauf déjà lors de la finale de la Coupe de France de football que gagne Rennes contre Sedan en 1965. 

Le gwenn-ha-du est alors perçu et encore aujourd’hui comme un marqueur de l’Emsav (mais pas que désormais) et celui-ci en est toujours le principal promoteur. Or diverses composantes de l’Emsav ont collaboré sous l’Occupation, ce qui a conduit la population bretonne à le rejeter ainsi que son drapeau pendant la guerre comme dans les années d’après-guerre. Quel est l’intérêt d’occulter l’histoire ? 

À suivre :

Un troisième et dernier focus que je vais consacrer à "La grande histoire de la Bretagne", notamment sur 

  • l’interdiction de la langue bretonne,
  • la collaboration bretonne lors de la dernière guerre
  • Gilles Servat chez Anjela Duval
  • Alan Stivell et Dan ar Braz à l’Olympia…

Voir et revoir le film : https://www.france.tv/france-3/la-grande-histoire-de-la-bretagne/3320278-la-grande-histoire-de-la-bretagne.html