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Le blog "langue-bretonne.org"
26 mars 2021

Quand le Préfet diffuse une affiche bilingue lors de la dernière épidémie de choléra dans le Finistère

Affiche-Prefet-Monod-NB-2

Photo : l’affiche bilingue, français breton, diffusée dans toutes les communes du département par la préfecture du Finistère, le 18 février 1886. 

Lorsque le préfet Henri Monod prend ses fonctions dans le Finistère le 28 novembre 1885, l’épidémie de choléra qui s’y était déclarée en septembre a déjà commencé à refluer. Mais le nouveau préfet craint une reprise dès le printemps dans le sud du département, en particulier dans les ports de pêche où vont affluer et se rassembler les marins à la recherche d’un embarquement. Dès le mois de février 1886, il prend donc l’initiative de transmettre à tous les maires du département une affiche sur les précautions à prendre pour éviter un rebond de l’épidémie et sur les mesures qu’il conviendrait d’adopter dès lors qu’elle serait là. 

Une affiche officielle en breton 

La particularité de l’affiche est qu’elle est bilingue, puisqu’elle a bien évidemment été rédigée en français, mais en breton aussi. Le préfet Monod s’en explique dans l’imposant volume qu’il a publié en 1892 sur le choléra dans le Finistère et laisse entendre qu’il l’a fait avec l’assentiment du ministre, si ce n’est de son représentant sur place :

  • "Je proposais de faire afficher dans toutes les communes du Finistère un avis indiquant les mesures générales à prendre pour prévenir ou combattre l’épidémie. Le ministre approuva ma proposition. L’avis, contenant le texte breton à côté du texte français et par conséquent accessible à tous ceux qui savaient lire, fut affiché". 

Pour le XIXe siècle, l’historien Thierry Fillaut recense quatre pandémies de choléra en France, dont celle de 1832-1833 qui fit un million de victimes en Europe et au moins 1 730 dans le Finistère. Il observe que la première vague en 1885 touche principalement le littoral sud-finistérien, en particulier le port du Guilvinec, puis celui d’Audierne, dont les pêcheurs auraient contracté le choléra asiatique au contact de leurs collègues espagnols. À Concarneau, la maladie fait des ravages "dans la classe pauvre."

Affiche-Guengat-NB-3 

Une affiche inconnue

Henri Monod en reproduit le texte dans son livre. Mais ce n’est pas la seule affiche dont il fait état, puisqu’il signale aussi dans le même ouvrage avoir transmis au ministre du Commerce une ampliation d’un arrêté pris par le maire de la commune de Guengat, à quelques kilomètres de Quimper, approuvé par ses soins et dont il faisait également imprimer une traduction en breton au côté de la version française.

Mais existait-il quelque part quelque exemplaire de ces deux affiches ? On pouvait craindre qu’aucun n’ait été conservé puisqu’elles n’étaient apparemment référencées nulle part, en tout cas pas dans le fonds breton des Archives départementales du Finistère. En réalité, elles se trouvent toutes les deux dans un dossier de la série M, numéroté 5 M 56, où je les ai découvertes soigneusement pliées et rangées parmi divers autres documents. 

Une taille impressionnante

L’autre particularité de l’affiche préfectorale (photo, supra) est qu’elle est d’une taille impressionnante : elle fait en effet 1,03 mètre de hauteur sur 0,71 de largeur. Le titre en bandeau s’étend sur toute la largeur de la page en très gros caractères et manifeste son officialité autant que son importance. Le texte, très dense, est réparti sur deux colonnes : à gauche, la version française, à droite celle en breton. L’affiche du maire de Guengat est la moitié plus petite, 56 centimètres sur 45, mais l’exemplaire conservé est tronqué, le texte français ayant été découpé, et ne subsiste donc que la version bretonne.

Le préfet ne fournit dans son livre aucune indication sur les raisons qui l’ont poussé à faire usage du breton sur ces deux affiches. Sans doute avait-il perçu l’omniprésence de la langue dans la vie quotidienne de la plupart des Finistériens. On peut penser que la situation est en 1886 sensiblement la même que celle qui sera mise en évidence lors des enquêtes réalisées en 1902 et que la moitié de la population est monolingue de langue bretonne, c’est-à-dire qu’elle ne comprend pas le français. Par ailleurs, les trois-quarts savent le breton et ne s’expriment usuellement qu’en cette langue.

Henri Monod étant originaire de Paris, il a forcément fait appel à un rédacteur bretonnant pour établir la version bretonne de l’affiche. Mais il ne fournit dans son livre aucune indication sur l’identité de ce traducteur. Dans les archives, rien ne permet non plus de l’identifier, et le manuscrit breton lui-même n’a pas été conservé. Par contre, l’affiche de Guengat pourrait avoir été traduite par le maire lui-même, J.-L. Nihouarn. Sa rédaction et son écriture diffèrent beaucoup de l’affiche préfectorale. Il y a lieu d’observer que les deux affiches sont datées du même jour, le 16 février 1886.

Affiche prefectorale extraits

Ci-dessus, extraits de l’affiche préfectorale. On peut remarquer que les mesures évoquées pour contrer le choléra anticipent d’une certaine manière celles mises en œuvre depuis 2020 à travers le monde pour contrer le covid : isolement des malades, propreté et aération des habitations, ne boire que de l’eau potable ou ayant été bouillie, brûler, nettoyer, éliminer, désinfecter, enterrer les morts dans un délai de deux heures après le décès… 

La langue écrite des traducteurs bretons anonymes

Le type de breton de la traduction se retrouve sur les feuilles volantes ou dans les textes religieux d’avant Le Gonidec ou Feiz ha Breiz. La variété des lettres ou graphèmes utilisés (c, q, qu, k) pour le son /k/ est particulièrement caractéristique de cette graphie inspirée du français et du latin. On n’y reconnaît rien ou si peu de la graphie puriste de Le Gonidec et reprise par La Villemarqué, si ce n’est trois /k/ qui laissent supposer que le traducteur anonyme n’en ignore pas les règles. Par contre, en ce qui concerne l’affiche de Guengat, on pressent que le traducteur n’a probablement aucune habitude de l’écriture en breton et on n’y reconnaît assurément pas la graphie de Le Gonidec.

Pour autant, le texte breton de l’affiche préfectorale est très clair et c’est aussi un écrit de bonne tenue. Il est très facilement compréhensible par les bretonnants de tout le département du Finistère et même au-delà, dans le nord-est. En manière de clin d'œil, on remarquera que le traducteur a bretonnisé le prénom du préfet Henri Monod en Herri !

L’idée du préfet Monod de rendre le texte de son affiche accessible à tous ceux qui savent lire, que ce soit en français ou en breton, était donc pertinente, d’autant que les bretonnants à ce moment ne sont pas tous analphabètes en leur langue, contrairement à une idée trop bien reçue. Il est certain par ailleurs que l’alphabétisation progressait depuis déjà longtemps dans le Finistère comme partout. Thierry Fillaut souligne qu’en matière d’information sur l’épidémie de 1885, la presse locale a également joué "un rôle essentiel".

L’affiche préfectorale, remarquable par sa taille, a-t-elle pu donner lieu à une lecture discrète ? Ou à une lecture publique à haute voix ? Il n'est pas facile de le savoir. On observera en tout cas qu’il n’est pas courant que l’administration prenne l’initiative de communiquer en breton par affiches. Ça arrive en situation de crise, et la pandémie de 1885-1886 a été dans  le Finistère une crise remarquable.

Remerciements

  • Bruno Isbled, président de la SHAB, de m’avoir sollicité pour analyser le texte breton de l’affiche diffusée par le préfet Monod, ce qui m’a permis de faire des découvertes
  • Bruno Corre, directeur des Archives départementales du Finistère, et à son équipe pour leur aide.
  • Nelly Blanchard, pour ses observations avisées.

Pour en savoir plus :

  • Thierry FILLAUT, Une épidémie opportune : Henri Monod et le choléra dans le Finistère (1885-1886), à paraître.
  • Fañch BROUDIC, Choléra : l’affiche bilingue du préfet Henri Monod, à paraître.
  • Id., L’interdiction du breton en 1902. La IIIe République contre les langues régionales, Spézet, Coop Breizh, 1995.
  • Henri Monod, Le choléra. Histoire d’une épidémie : Finistère, 1885-1886. Paris, Delagrave, 1892.

Le texte complet de mon article et celui de Thierry Fillaut paraîtront en septembre prochain dans un dossier d’une quinzaine de contributions au total dans le numéro spécial des Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne consacré aux épidémies en Bretagne du Moyen Âge au XXe siècle.

Le sommaire complet de ce numéro : Sommaire_Memoires_SHAB_2021

Pour commander ce numéro ou les numéros précédents des Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne ou pour adhérer à l'association, rendez-vous sur la page contact du site de la SHAB, ou adresser un courrier postal à la SHAB, 1, rue Jacques Léonard, 35000 Rennes.

Le congrès du centenaire de la SHAB pourra-t-il avoir lieu en 2021 ?

À l’occasion de son centenaire, la SHAB devait tenir son congrès annuel en septembre 2020 à Rennes. Ce congrès aurait fait le bilan d’un siècle de recherches historiques sur la Bretagne. Il a été annulé et reporté en raison de l’épidémie de Covid. 

Pour qu’il n’y ait aucune interruption dans la publication des mémoires annuels de la Société, Bruno Isbled, le président, et le conseil d’administration ont décidé de consacrer le tome XCIX aux épidémies en Bretagne du Moyen Âge au XXe siècle (voir supra).

Le congrès du centenaire ayant été reporté, le bureau de la SHAB prévoit qu’il ait lieu coûte que coûte en septembre prochain à Rennes. Son déroulement sera cependant fonction de la situation sanitaire et de différents autres paramètres. Des informations seront diffusées à ce sujet à la mi-mai.

Commentaires
Le blog "langue-bretonne.org"
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Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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