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Le blog "langue-bretonne.org"
14 janvier 2020

Le décès de l’historien Jean Delumeau

Histoire Bretagne Delumeau-3     Histoire Bretagne Delumeau-4   

Reconnu comme un éminent spécialiste de l’histoire religieuse et de la Renaissance, Jean Delumeau s’est aussi intéressé à l’histoire de la Bretagne. Né à Nantes en 1923, il est décédé ce 13 janvier 2020, à l’âge de 93 ans. Il a enseigné à l’Université de Rennes II, puis à Paris, avant de rejoindre plus tard le Collège de France, où il a occupé pendant près de vingt ans la chaire des mentalités religieuses dans l’Occident moderne.

C’est en 1969 que paraît chez Privat, à Toulouse, une Histoire de la Bretagne qui fera date et dont je remarque après coup qu’elle a coïncidé avec la création du Centre de recherche bretonne et celtique la même année à Brest. Elle sera suivie deux ans plus tard d’un deuxième volume de Documents de l’histoire de la Bretagne. Ce sont deux ouvrages collectifs, auxquels ont contribué les meilleurs historiens exerçant à ce moment-là à Rennes, Nantes ou Paris, Pierre-Roland Giot, J.-B. Colbert de Beaulieu, Henri Touchard, André Mussat et Jean Meyer entre autres, ainsi que Léon Fleuriot pour le volume des documents. On observera néanmoins que les historiens brestois Yves Le Gallo et Jean Tanguy étaient juste mentionnés dans le premier volume, mais qu’ils contribuent au second.

Jean Delumeau dirige et coordonne les deux ouvrages. Dans son introduction, il précise d’emblée que cette Histoire de la Bretagne ne ressemble à aucune autre de celles qui l’avaient précédé, ce qui est exact. Cela s’explique assez bien par l’émergence d’une nouvelle génération d’historiens, y compris dans les universités bretonnes, et par le renouvellement et la diversification de la recherche historique, dont bénéficie dès lors aussi l’histoire de la Bretagne. 

Camper 'l’homme quelconque' de Bretagne à travers les siècles

En quoi ce nouveau livre d’histoire de Bretagne différait-il donc des précédents ? Aux yeux de Jean Delumeau, il visait à combler une lacune et se voulait une "Histoire de la Civilisation de la Bretagne". Autre coïncidence : c’est en 1968 qu’Yves Le Gallo était devenu le premier maître de conférences de civilisation de la Bretagne à la toute jeune Faculté des lettres de Brest. C’était donc dans l’air du temps. 

Le premier choix éditorial que font le directeur et les contributeurs de ce fort volume de 542 pages est de traiter en premier lieu de l’histoire préromaine de l’Armorique. Cela leur avait paru d’autant plus "nécessaire" que ce sont des termes bretons, expliquent-ils, qui désignent les monuments mégalithiques dans le monde entier et que ceux d’ici peuvent prétendre à figurer "à leur juste place".

Ensuite apparaît l’expression d’"histoire totale" qui traduit bien l’ambition radicale du projet et dont Delumeau souligne qu’il ne peut "négliger les messages de l’art". On n’a ici ni la cathédrale de Reims ni le palais de Versailles, écrit-il en substance, mais "quelle variété pourtant — et quelle vigueur ! — dans les œuvres que [la Bretagne] a suscitées". Mais c’est aussi en raison "de la variété des courants qui ont conflué en Bretagne en dépit des cloisonnements et des particularismes" et dont témoignent les influences normandes, anglaises, ligériennes, flamandes, italiennes, lavalloises et parisiennes qu’on peut détecter dans les créations bretonnes.

L’historiographie s’appuyant de plus en plus sur d’autres disciplines telles que la démographie, la sociologie et la psychologie collective, les historiens bretons visent dès lors à "ressusciter ici la vie quotidienne de la péninsule et [à] camper 'l’homme quelconque' de Bretagne à travers les siècles". Le passé breton se divulgue par l’exploration "d’horizons jusqu’alors mal reconnus", par exemple la présence des soldats dans la province aux XVIIe et XVIIIe siècles. 

Analyser la complexité bretonne

Les faits économiques sont abordés de front "dans leur dimension vraie", et c’était une première dans le traitement de l’histoire de la Bretagne, dont les dernières pages prennent en compte jusqu’aux événements les plus récents. On en apprenait beaucoup sur les frappes monétaires à l’âge d’or de l’hôtel des monnaies de Rennes entre 1550 et 1610 et comment la pêche devient à compter du XIXe siècle "la grande affaire des côtes bretonnes", avec l’alternance des périodes de pénurie et d’abondance. Mais on y traitait aussi des révolutions agricoles et de la nouvelle industrialisation de la région, tout comme de l’évolution des comportements électoraux. 

Par contre, s’il est question de la littérature bretonne dans ses rapports avec l’histoire, dans le volume des documents surtout, on n’y aborde pas encore ou si peu la question des usages de langues à l’époque moderne et contemporaine : il est vrai que la recherche ne s’en emparera que plus tard, dans les années 80 et 90.

"Alors que tant de livres consacrés au passé breton insistent sur les péripéties politiques de la province depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours" (et ce constat formulé en 1969 reste d’actualité, en particulier dans certaines BD à prétention historique), Jean Delumeau insistait sur l’importance à accorder aux chiffres. Ce n’est pas le seul point de méthode qu’il explicitait dans son introduction. Pour analyser "la complexité bretonne", lui et les autres contributeurs excluaient de reprendre à leur compte les "poncifs et légendes" habituels tout comme "les généralisations hâtives sur les Bretons mystiques et conservateurs". En revanche, ils ne prétendaient absolument faire œuvre définitive. Le développement de la recherche historique depuis un demi-siècle leur donne entièrement raison.

Cette histoire de la Bretagne innovante marquait une rupture, ce qui explique qu’elle a pu choquer, autant que je me souvienne, et qu’à sa sortie elle n’a pas toujours été bien comprise. Mais elle a été fondatrice. La nouvelle "Histoire populaire de la Bretagne" que viennent de publier Alain Croix, Thierry Guidet, Gwenaël Guillaume et Didier Guyvarc'h (aux Presses universitaires de Rennes) n’en serait-elle pas une forme de prolongement ou de dépassement ? C’est la raison pour laquelle il n’est pas sans intérêt de lire ou relire les cinq pages de l’introduction de Jean Delumeau, voire le volume tout entier. 

Commentaires
G
Eh bien merci, Fanch, de cette mise en relation entre L'Histoire de la Bretagne qu'avait dirigée Jean Delumeau et notre Histoire populaire de la Bretagne ! J'y suis d'autant plus sensible que je suis sûrement l'un des tout derniers journalistes à avoir interviewé Jean Delumeau. J'étais une nouvelle fois allé lui rendre visite dans sa maison de Cesson-Sévigné près de Rennes. C'était à l'automne 2016 ; il faisait encore très beau et l'entretien s'était déroulé au jardin. Il est paru dans le numéro de novembre-décembre de la revue Place publique sous le titre "Jean Delumeau, vigie inquiète d'un christianisme à venir".
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Le blog "langue-bretonne.org"
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Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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