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Le blog "langue-bretonne.org"
27 octobre 2017

Nathalie Lemel : le roman graphique d'une oubliée de l'histoire

Nathalie Lemel fresque - 1

On ne dira pas que Nathalie Lemel est une inconnue tout à fait : des rues ou des places portent son nom à Brest (où est née Nathalie Duval en 1826) et Quimper (où elle a vécu), à Rennes et Nantes, à Nanterre, Évry, et même à Paris (dans le 3e arrondissement, depuis peu). Mais 146 ans après les événements de la Commune de Paris, sa notoriété est loin d'égaler celle de sa copine et camarade de luttes, Louise Michel, dont 190 écoles (d'après Wikipedia) portent le nom dans toute la France. Une fresque monumentale à son effigie a cependant été réalisée l'an dernier au pignon d'un immeuble de la rue Sisley à Brest, dans le quartier populaire de Pontanézen, par deux artistes, Guy Denning et Shoff, l'un d'origine britannique et l'autre tunisienne, tous deux installés en France.

Les écrits sur cette féministe libertaire ne sont pas non plus si nombreux. Le fait qu'une BD lui soit consacrée avec le titre "Des graines sous la neige" est en soi un événement éditorial : cela la sort d'un  certain anonymat historique. Les détenteurs des droits du journal d'Anne Frank ont effectué la même démarche à une tout autre échelle, forcément : avec l'adaptation qu'Ari Folman et David Polonsky en publient ces jours-ci sous forme de roman graphique, ils cherchent délibérément à le rendre plus accessible au public jeune du temps présent.

Nathalie Lemel

Un titre dont la dimension poétique intrigue

La BD qu'ont imaginée Roland Michon et Laëtitia Rouxel autour de la vie et du parcours de Nathalie Lemel se présente aussi comme un roman graphique, de 124 planches s'il vous plaît. Roland Michon m'a avoué avoir travaillé deux journées entières par planche, soit l'équivalent de plus d'une année. Si "Des graines sous la neige" est son premier scénario de BD, il était déjà connu comme universitaire et comme réalisateur de télévision, ayant signé nombre de documentaires pour les émissions en langue bretonne de France 3 Bretagne en particulier.

Quant à la graphiste et illustratrice Laëtitia Rouxel, elle ne travaille, nous dit-on, que sur des logiciels libres et a déjà plusieurs albums à son palmarès et explique qu'elle s'intéresse elle-même beaucoup aux causes féministes et sociales, à celles d'aujourd'hui comme à celles du passé. Mais c'est la première fois qu'elle met en scène des personnages historiques.

Mais d'où provient donc le titre de ce roman graphique ? Les auteurs l'ont repris d'un ouvrage de l'universitaire américaine Kristin Ross, sur "L'imaginaire de la Commune", dont les acteurs,

  • "ces vagabonds socialistes, sans sou ni maille, enfuis vers la Suisse, Genève ou Lausanne, ont conservé leurs idéaux, comme 'les graines sous la neige' prêtes à germer à nouveau."

La dessinatrice préfère à juste raison ce titre dont la dimension poétique lui paraît plus forte que "Nathalie Lemel, féministe et communarde", qui aurait été bien banal en effet. On retrouve toutes les informations essentielles sur la couverture, conçue d'après la maquette du "Cri du peuple", le quotidien publié sous la Commune à l'initiative de Jules Vallès et de Pierre Denis et qui reparaîtra à compter de 1883 avec des tirages énormes pour l'époque de plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires.

Quimper 1850-1   L'autre héroïne-1   La Marmite-1

L'empathie des auteurs

Je ne vais pas écrire ici le récit de la vie et des engagements de Nathalie Lemel. Il faut juste savoir qu'elle a été ouvrière dans la reliure après avoir quitté l'école à 12 ans, qu'elle et son mari s'installent ensuite à Quimper comme libraires et relieurs, puis à Paris. C'est là qu'elle découvre le socialisme, adhère à l'Internationale, participe à des grèves, prend part avec le relieur Varlin et d'autres à l'ouverture de "La Marmite", un restaurant ouvrier. Quand éclate la Commune de Paris en mars 1871, elle s'investit dans les clubs de femmes, avant de se battre sur les barricades pour contrer l'avancée des Versaillais. Elle est condamnée au bagne de Nouvelle-Calédonie, où elle est déportée en même temps que Louise Michel. À sa libération, elle revient en métropole et, presque centenaire, décède dans la misère en 1921 à l'hospice d'Ivry-sur-Seine.

Il y avait là, de fait, matière à un beau roman graphique. Celui de Roland Michon et Laëtitia Rouxel est de ce point de vue une réussite. Ce n'est ni une biographie ni un livre d'histoire. Il relate bien les traits saillants du parcours de Nathalie Lemel. Mais le récit n'est absolument pas linéaire, il y a du suspense dans cette restitution et elle s'inscrit bien dans le contexte des différentes époques concernées. Les variations de graphisme soulignent les ruptures de l'une à l'autre, renforcées de flash-back de temps à autre. Chaque fois, la dessinatrice a choisi des tonalités de trait et de couleur différentes en fonction du lieu, de la période, de l'intensité des événements.

L'originalité de cette BD est également de faire écho à la multiplicité des langues en usage dans  la France du XIXe siècle. On a un peu l'impression de se retrouver dans le monde de Jean-Marie Déguignet, ébahi de découvrir la variation diatopique à l'armée, c'est-à-dire les différentes façons qu'avaient les soldats de s'exprimer en français, voire en d'autres langues, en fonction de leur origine. Nathalie Lemel savait-elle le breton ? Le scénario de Roland Michon fait comme si, bien que rien ne semble l'attester, mais ça reste plausible, vu l'époque. Aurait-elle pu avoir lu le Barzaz Breiz ? Rien ne permet davantage de l'assurer en l'absence d'archive, mais ce n'est malgré tout pas impossible, étant donné la profession de relieur et de libraire de l'intéressée. La scolarisation de l'héroïne, son itinéraire professionnel, son installation dans la capitale, son engagement social et politique avant, pendant et après la Commune sont en tout cas la marque de sa maîtrise du français. Je note en passant que les renvois en bas de page pour les traductions (tout comme pour les références de citations) sont un peu mal commodes.

Roland Michon et Laëtitia Rouxel n'auraient pas pu concevoir "Des graines sous la neige" sans une réelle empathie à l'égard de cette oubliée de l'histoire qu'a été Nathalie Lemel. Les deux auteurs font d'ailleurs expressément écho aux mouvements sociaux du XXIe siècle : le féminisme, le mutualisme, l'économie solidaire, voire les printemps qui se forment ici et là avec plus ou moins de succès à travers le monde… C'est également ce qui peut inciter les lecteurs d'aujourd'hui à découvrir le parcours d'une femme hors du commun.

Pour en savoir plus

  • Roland Michon, Laëitita Rouxel. Des graines sous la neige, Nathalie Lemel, communarde et visionnaire. Châteaulin, éd. Locus Solus, 2017, 144 p.
  • Une exposition itinérante est disponible pour accompagner la présentation de l'ouvrage, lequel sera en vente au Salon du livre de Carhaix ce week-end, sur le stand de l'éditeur.
Commentaires
S
Merci Fanch pour cette très belle chronique ! Le travail de Laëtitia et Roland le mérite amplement, tout comme l'engagement sans faille de cette femme, bretonne, née à Brest au parcours incroyable. Sa lutte permanente pour les droits sociaux, égalité hommes/femmes sont encore et toujours d'actualité !
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Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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