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Le blog "langue-bretonne.org"
2 mai 2013

Un premier long-métrage en breton

Gwenn©RonanLePennec b

À Barcelone, l'été 1968, je me souviens d'être allé au cinéma voir ce que l'on présente depuis comme le premier long-métrage en catalan : "En Baldiri de la Costa", du réalisateur José María Font-Espina. Je n'aurais donc pas voulu rater l'avant-première de "Lann vraz", au cinéma L'image à Plougastel-Daoulas, puisqu'il est présenté à juste titre comme la première fiction longue en langue bretonne, et ceci est en soi un événement. La différence entre l'un et l'autre est que le film catalan bénéficiait d'emblée d'une diffusion commerciale en salle, alors que celui en breton a été tourné pour la télévision.

"Lann vraz" (c'est un nom de lieu assez courant, au départ) est une réalisation de Soazig Daniellou. Sociologue de formation, elle a fait ses premiers pas à la télévision en produisant en 1992, si je me souviens bien, une série de portraits de jeunes bretonnants dans le cadre de leurs activités extrascolaires. Elle a fait depuis un bon bout de chemin puisque, devenue elle-même réalisatrice, elle s'est fait remarquer pour les documentaires qu'elle consacre périodiquement aux premiers bacheliers issus de la filière Diwan.

Elle s'est également intéressée aux écrivains de langue bretonne du XXe siècle (Roparz Hemon, Pierre-Jakez Hélias) et à la transmission du breton dans le cadre de l'opération "Quêteurs de mémoire" ("Prat don" ou "Le pré d'Anicet). Elle s'est enfin impliquée dans la création de la société Kalanna, qui produit essentiellement des films en langue bretonne pour France 3 et d'autres chaînes de télévision.

Une nouvelle aventureLann vraz (1 sur 3)

Dans un article paru en janvier 2012 dans la revue Brud Nevez, Soazig Daniellou expliquait que, si ce n'est l'importance de l'équipe, la différence n'est finalement pas si grande entre le tournage d'un documentaire et celui d'une fiction : l'un et l'autre, dit-elle, supposent que l'on manifeste de l'empathie vis-à-vis de ceux que l'on filme, qu'ils soient comédiens ou non. Peut-être un peu plus quand même ? Il n'en reste pas moins qu'avec "Lann vraz", mis à part le pilote qu'elle avait tourné en 2011, c'est la première fois qu'elle s'aventure sur le terrain de la fiction.

D'une durée de 1 h 38 min, le film vient d'être diffusé en deux épisodes dans le programme "Bali Breizh" de France 3 Bretagne, avant de l'être en version intégrale le vendredi 24 mai après minuit sur la même chaîne. Il doit également être proposé en prime time sur les chaînes locales de Bretagne. Quelques projections en salle sont annoncées.

Un film entièrement tourné en breton

Lann vraz (2 sur 3)

Ce premier long-métrage en breton présente une double particularité. Tout d'abord le fait que le breton ait été la langue d'usage, tout au long de la chaîne de production du film, depuis la phase de l'écriture jusqu'à celle de la postproduction : c'est une performance, puisqu'elle indique que des professionnels sont désormais à même de s'exprimer et de travailler en cette langue dans tous les métiers de l'audiovisuel. Cela n'a pas toujours été le cas, loin de là.

Dans le même numéro de Brud Nevez, Soazig Daniellou écarte à ce propos une objection et souligne l'avantage que cela représente. Elle a pu, dit-elle, tirer parti de la double compétence, linguistique et professionnelle, de l'équipe : elle n'est pas convaincue qu'elle aurait mieux travaillé avec des techniciens uniquement francophones. D'autre part, souligne-t-elle, si tout le monde parle la même langue sur le tournage, il n'y a plus de rupture dans la chaîne de communication, "et l'on peut se concentrer sur l'essentiel, c'est-à-dire sur le jeu des acteurs."

L'autre particularité de "Lann vraz" est que le film a pris forme, au départ, dans le cadre d'un atelier d'écriture qui a réuni réalisateurs, comédiens, techniciens, écrivains et qui a pu bénéficier de l'intervention de Tadhg Mac Dhonnagain, un irlandais connaissant aussi bien le gaélique que le breton, lui-même réalisateur. La petite équipe a travaillé à la fois sur le scénario, sur le profil des personnages et sur l'expression en langue bretonne.

Un western breton ?Entreprise©cécileJacque b

Le résultat, c'est donc "Lann vraz".Je découvre que le film se présenterait comme un western breton. À mon avis, ça n'a rien à voir : il n'y a dans le film ni Indiens, ni conquérants, ni grandes plaines ni chevaux au galop. Bien que n'étant pas un cinéphile averti, je me dis par contre que le milieu de l'ostréiculture dans lequel se déroule l'action n'a pas dû servir bien souvent de cadre pour un film de fiction. Il en était de même dans le domaine littéraire jusqu'à ce que Nathalie de Broc, en 2004, situe la trame de son premier roman, "Le patriarche du Belon", autour des parcs à huîtres de Riec.

Même si la Bretagne est connue pour la qualité de ses huîtres, cela ne se suffit pas pour en faire un sujet typiquement breton : on en produit en bien d'autres endroits de la planète. Si "Lann vraz" doit donc être considéré comme un film "breton", ce sera pour d'autres raisons. La manière dont sont filmés les paysages de la presqu'île de Plougastel et les pourtours de la rade de Brest, ou encore ceux de la baie de Morlaix, en est déjà une : pour le spectateur, c'est une belle découverte.

"Lann vraz" est en fait un film assez classiquement dramatique, avec de multiples interférences entre destinées personnelles et enjeux de société. L'action se déclenche avec le retour inopiné de Gwenn (Aziliz Bourgès), après une absence de plusieurs années. Son arrivée coïncide avec l'anniversaire de sa mère. Elle revient surtout au moment où s'exacerbe le conflit entre les ostréiculteurs qui veulent étendre leurs parcs et les défenseurs de la nature qui s'y opposent.

Gwenn est la perturbatrice, d'autant que ses positions vont s'inverser au fil des jours. Celui qui est le plus perturbé dans cette histoire, c'est Mark (Erwan Cloarec), l'ornithologue, dont la plupart, et notamment sa compagne, semblent ignorer qu'il a été… l'amoureux de Gwenn avant son départ pour l'Argentine. Aziliz Bourgès impose sa présence avec une très belle aisance, alors qu'Erwan Cloarec doit louvoyer en permanence entre ses engagements et ses contradictions. Il est toujours en porte-à-faux et il n'a pas le beau rôle, mais il s'en sort assez bien.

Vraisemblance sociolinguistique

Kaou©RonanLePennec b

Le récit se déroule sur la base de rebondissements inattendus pour ce qui est de l'itinéraire personnel des uns et des autres, comme il se doit. Les contraintes économiques et les postures écologistes n'étant pas aisément conciliables, elles donnent lieu à affrontements et manifestations, et même à des actes de vandalisme. La trame du film s'appuie assez fortement sur l'actualité : la mortalité des huîtres, le risque de disparition des sternes, des emplois à pourvoir sur l'île inhabitée de Quéménès… On peut noter ici ou là quelque invraisemblance, mais la présence de multiples figurants et le fait que toutes les générations sont représentées contribuent à la crédibilité du scénario. Alors que très peu d'enfants sont à même de s'exprimer en breton, le rôle du petit Tom (Gaël Lechoisne, qui se débrouille pas mal) n'est pas anodin dans cette affaire.

Dans "Lann vraz", les dialogues sont en breton surtout, et cela suffit à en faire un film "breton". Mais les scénaristes n'ont pas voulu tout bretonniser, au risque de l'invraisemblance sociolinguistique. Plusieurs séquences se déroulent donc en français, à l'hôpital, en présence du gendarme photographe… Tous les écologistes ne savent pas non plus le breton, tant et si bien qu'à la sortie de la projection, j'ai entendu certains se demander pourquoi donc le comédien bretonnant Tony Foricheur intervenait pour ainsi dire à contre-emploi et ne s'exprimait qu'en français : il y avait une bonne raison !

Le breton est fluide et se comprend facilement, et ceux qui ne le savent pas bénéficient du sous-titrage en français. Les auteurs n'ont pas écarté à tout prix les emprunts qu'on entend dans la langue courante (triploïde, isotherme, naissain…). Sur le plan linguistique, j'ai cependant noté quelques glissements entre tutoiement et vouvoiement dans la même séquence, ainsi que l'incapacité de certains interprètes à différencier la 2e et la 3e personne du pluriel de certains pronoms personnels : dire "o emvod" (leur réunion) ou "o-unan" (eux-mêmes) n'a tout de même pas le même sens que "hoh emvod" (votre réunion) ou "hoh-unan" (vous-mêmes) !

Pari gagnéLann vraz (3 sur 3)

Plusieurs éléments concourent à faire du film de Soazig Daniellou une réalisation de bonne facture, séduisante à plus d'un  égard : l'originalité du scénario, le jeu des acteurs (dont plusieurs se sont déjà fait remarquer dans les troupes de théâtre en langue bretonne, ou – comme Mari Kermarec – à la télévision), la qualité de l'image d'Emmanuel Roy et celle du son de Julien Abgrall, la musique de Fred Boudineau… Elle a su réunir les conditions pour le tourner (et c'est une performance), on peut dire qu'elle a gagné son pari. Comme c'est le premier long-métrage de fiction en breton, les bretonnants ont nécessairement à son égard un préjugé favorable, l'accueil est plutôt positif.

Comment serait-il reçu si, au lieu d'être sous-titré, il était doublé en français ou dans une autre langue ? Je tends pour ma part à penser que "Lann vraz" aurait gagné en intensité si la version long-métrage avait été quelque peu resserrée par rapport aux deux épisodes de 49' de la diffusion télé. Le film va faire date, de toute façon. Au moment de la transition entre le cinéma muet et le parlé, Jean Epstein avait tourné en 1934 "Chanson d'Armor", le premier (et pendant longtemps le seul) moyen-métrage dialogué en breton. De la même manière, le "Lann vraz" réalisé par Soazig Daniellou en 2013 va nécessairement être repéré désormais comme le premier long-métrage de fiction en langue bretonne. 

"Lann vraz", réalisé par Soazig Daniellou, est une coproduction Kalanna, France Télévisions,Tébéo, TVR et Ty télé. Elle a bénéficié de l'aide de la Région Bretagne, du département du Finistère et du Centre national du cinéma et de l’image animée.

Le film peut être vu ou revu sur le site internet des émissions en langue bretonne  : France 3 Breizh

Commentaires
T
Sellet 'm eus ouzh ar film fenoz. Plijet on bet gantan. C'Hoari-dreist ar paotrig Gael Lechoisne en deus sebezet ac'hanon. Ne gave ket din e vije bugale evit c'hoari ken aketus e brezhoneg. Spi' m eus e vo gwelet e filmoù all rak donezonet eo.
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F
Superbe film une ode à la Bretagne, on sent tout l’attachement de la réalisatrice au travers des très belles images d’extérieurs, du choix des acteurs et de l’usage de la langue qui coule de source. Je ne suis pas bretonnante mais la langue bretonne résonne à mon oreille et plus particulièrement celle du nord Finistère parlé dans le film. J’y ai retrouvé des expressions entières de mon père et cela m’a énormément ému, j’aimerais qu’il puisse le voir. Le thème complètement actuel de la lutte pour le maintien des activités primaires (ici l’ostréiculture) avec la préservation de l’environnement pourrait illustrer le travail de la Direction de la mer de la région Bretagne dans promotion de la GIZC (Gestion Intégrée de la Zone Côtière) : Luttes, freins, discussions, concertations… J’espère qu’il passera à la télévision.
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S
Merci Fañch pour cet article sur Lann Vraz ! Et voici quelques éléments de réponse aux interrogations que je sens sous-jacentes à ces quelques pages…<br /> <br /> <br /> <br /> D’abord je m’explique sur ce que signifie pour moi l’appellation « western breton » qu’avec une tendresse amusée j’avais proposé comme une sorte d’horizon pour le désir de cinéma qui m’a animé pour la réalisation de ce premier film. Bien sûr il n’y a dans la rade de Brest ni cow-boys ni indiens, mais quand je pense au genre auquel pourrait s’apparenter le film, c’est celui de western qui me vient naturellement à l’esprit. Pourquoi ? Le western est un genre qui s’adresse à un public assez large et familial. La nature et les activités de l’homme dans la nature y tiennent une grande place. Assez souvent l’intrigue est portée par un personnage qui revient au pays après une longue absence. Le conflit est presque toujours un conflit de territoire. Autour du conflit principal et de l’histoire d’amour qui lui est souvent intimement liée, le western décrit une communauté, avec un nombre important de personnages secondaires. Le plus souvent les scènes d’action alternent avec des scènes plus intimistes, souvent familiales. Donc voilà : pour moi l’estran et ses parcs à huîtres est notre grand canyon, le chaland de Fañchig sur l’aber, notre radeau sur la « rivière sans retour », l’entreprise, notre ranch, le mobile home, notre cabane de trappeurs et bien sûr le bar de l’Auberlac’h, notre saloon… Il faut bien rêver parfois, non ?<br /> <br /> <br /> <br /> La seconde chose qui semble t’étonner est le fait que je ne semble pas trouver si différente la réalisation d’une fiction et celle d’un documentaire. Je crois pour ma part que le travail d’un réalisateur est double. D’un côté on est un peu le capitaine d’un petit navire qu’on est chargé de mener à bon port. Dans ce rôle il est plus facile de faire du documentaire que de la fiction car l’équipage est beaucoup plus réduit et les écueils à éviter beaucoup moins nombreux. Mais bon, malgré tout l’essentiel de ce métier n’est pas de coordonner un certains nombre de personnes, ni de venir à bout de divers aléas mais de faire un film et pour cela de trouver la forme adaptée, en se posant à toutes les étapes de la fabrication, des questions essentielles concernant la structure du récit, l’espace et le temps de l’histoire, la caractérisation des personnages. En cela cette récente expérience me prouve que le travail du réalisateur de fiction ne diffère pas tant de celui du documentariste. Je dirais seulement que pour la fiction le moment crucial est le tournage alors qu’un documentaire se fait souvent au montage. <br /> <br /> <br /> <br /> Par contre ce qui est très différent, et je m’en suis rendue compte, en présentant Lann Vraz à quelques personnes dans la phase finale du montage, c’est la façon dont le public regarde un film de fiction et un documentaire. Finalement le spectateur projette toujours beaucoup de lui-même dans le monde rêvé de la fiction alors qu’il reste toujours assez extérieur face à ce qu’on lui présente comme une réalité. Réaliser une fiction est donc plus risqué que de réaliser un documentaire, car on s’engage sur un terrain où chacun a des opinions tranchées et ressent les choses de façon personnelle et différente suivant son histoire et sa personnalité… <br /> <br /> <br /> <br /> En tout cas ce que j’espère c’est que Lann Vraz n’est pas simplement le premier téléfilm en langue bretonne mais aussi tout bonnement un film. Mon espoir en me lançant dans l’aventure n’était en rien le désir de battre un record en nombre de minutes mais de distraire et d’émouvoir. Difficile de savoir encore si cet objectif a été atteint…C’est un peu, j’avoue, la question que je me posais en lisant ton blog. Lann Vraz a-t-il fait passer un bon moment à Fañch ou bien s’est-il souvent ennuyé? A-t-il trouvé dans certaines situations ou interactions entre les personnages, matière à réflexion. A-t-il parfois été ému ?<br /> <br /> <br /> <br /> Ken ar c'hentañ hag adarre trugarez evit da bennad !<br /> <br /> <br /> <br /> A galon<br /> <br /> <br /> <br /> Soazig
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Le blog "langue-bretonne.org"
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Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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