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Le blog "langue-bretonne.org"
12 janvier 2012

La politique des pôles

skol Goarem Goz 889Tous ceux qui s'intéressent à l'enseignement du et en breton savent bien que l'offre est structurée sur la base d'une organisation en pôles. C'est surtout vrai pour l'enseignement public comme pour l'enseignement privé, un peu moins pour Diwan. Cette organisation a été définie déjà depuis 2006. De quoi s'agit-il ?

  • Le premier principe définit qu'une filière bilingue doit être à terme accessible à tout élève qui le désirerait dans un rayon de 20 kilomètres autour de son domicile, et il est précisé que ce doit être le cas particulièrement en Basse-Bretagne.
  • Le deuxième principe prévoit que chaque collège soit effectivement entouré de deux ou trois écoles primaires bilingues au minimum dans son rayon habituel de recrutement. De la même manière, il doit se trouver au moins deux collèges autour d’un lycée bilingue.

Cette logique de l'organisation en pôles a été mise en œuvre pour que les élèves et les familles connaissent à l'avance le parcours scolaire qu'ils vont pouvoir suivre tout au long de leurs études. Elle paraît de bon sens, même si aujourd'hui un grand nombre d'élèves de CM2 bilingues préfère s'inscrire dans leur collège de proximité immédiate (non bilingue) plutôt que de prendre tous les jours le car scolaire pour se rendre dans un collège bilingue plus éloigné. J'ai formulé plusieurs préconisations à ce sujet dans le rapport que j'ai remis au Recteur de l'Académie. Pour l'instant, je ne sais pas quelle suite leur sera vraiment donnée.

On y avait déjà pensé en 1835
En fait, l'idée d'organiser l'enseignement en pôles dans une région où deux langues sont en usage n'est pas tout à fait nouvelle : elle remonte même au début du XIXe siècle ! Je viens par hasard de relire l'article très bien documenté qu'a publié Fañch Postic en 2001 dans le bulletin de la Société Archéologique du Finistère. Il y présente un mémoire inédit qu'il venait de retrouver dans les archives de La Villemarqué à Quimperlé. J'avais moi-même cherché ce mémoire à la Bibliothèque municipale de Quimper, où il était censé avoir été déposé, mais en vain. L'histoire est la suivante.
En 1835, la Société d'Émulation de Brest constate que plus de 60 000 enfants de 5 à 12 ans sont privés d'enseignement dans le département et décide d'organiser un concours pour tenter de comprendre "quels sont les obstacles qui s'opposent au développement de l'instruction populaire dans le Finistère, et quels seraient les moyens de les écarter ?" La Société ne reçoit que deux mémoires.

  • Le premier, dont on ne connaît pas l'auteur, préconise de "proscrire ou au moins négliger tout à fait une langue nuisible ou au moins inutile à l'instruction de nos campagnards, auxquels il ne faut enseigner que la langue française."
  • Le second, daté du 8 avril 1836, adopte un point de vue exactement inverse, et il est rédigé… en breton ! Tout simplement pour "prouver que la langue bretonne n'est point un langage grossier." L'auteur en est Yves Marie Gabriel Laouénan, un juge de paix en poste à Brest. Il a cependant transmis un peu plus tard une traduction française de son mémoire à la Société d'Émulation, puis au Préfet du Finistère, Germain Boullé, et à l'Évêque de Quimper, Mgr Duparc.

Ce Laouénan n'est plus tout à fait un inconnu, puisqu'il est l'auteur du tout premier roman en langue bretonne, Kastel Ker iann Koatanskour (Le Château de Kerjean-Coatanscour), resté lui aussi pendant un siècle et demi à l'état de manuscrit et qui a enfin été édité en 2004 par Yves Le Berre.

Laouénan 190bS'adresser aux enfants dans leur propre langue
Quelles étaient donc les propositions de Laouénan ? D'après lui, "le non succès" des écoles primaires rurales provient "d'une erreur fatale à la basse-Bretagne [alors qu'elle est] malheureusement partagée par presque tous les comités d'arrondissement et communaux chargés de l'Instruction publique : […] selon eux le plus grand obstacle à la propagation de l'instruction dans la basse-Bretagne est la langue bretonne." Lui est d'avis, au contraire, qu'il convient de diffuser "les livres et traductions bretonnes les plus propres à répandre l'instruction parmi nos campagnards naturellement ennemis de toute innovation, et qu'on ne parviendra jamais à instruire qu'en s'adressant à eux dans leur propre langue."
Prenant exemple sur l'expérience du Pays de Galles, Laouénan suggère de scolariser les enfants monolingues bretonnants uniquement en breton dans un premier temps, pour qu'ils puissent ensuite apprendre "plus facilement à penser et à exprimer leurs pensées en français selon les règles de cette langue." Il préconise à cet effet d'établir

  • "d'abord une École primaire bretonne dans chaque Paroisse rurale du Finistère pour leur apprendre [aux enfants bretonnants] à lire et à écrire dans cette langue [bretonne]" ;
  • et ensuite "une École mi-bretonne mi-française dans chaque chef-lieu de Canton, pour apprendre le français comparé avec le Breton, le Calcul et le Tracé ou dessin linéaire."


Ecole Liberté Rennes-1-2Ce qui a changé en deux siècles
On ne peut s'empêcher d'observer que ce projet d'enseignement du français par le breton il y aura bientôt deux siècles (mais oui !) s'apparente d'une certaine manière à l'actuelle organisation de l'enseignement bilingue breton français en pôles dans l'Académie de Rennes. Il y a des différences importantes cependant : nous sommes aujourd'hui dans une démarche complètement inverse de celle préconisée par Laouénan, à la fois sur le plan pédagogique et sur les objectifs d'enseignement.

  • Pour ce qui est de la pédagogie, Laouénan part du principe que le breton est à cette date (1ère moitié du XIXe siècle) la seule langue qui se parle alors partout en Basse-Bretagne, en dehors des centres villes. Il proposait donc d'instruire les petits Bretons - sont alors considérés comme Bretons ceux qui ne parlent et ne savent que le breton - dans leur propre langue dans un premier temps (apprentissage de la lecture et de l'écriture en breton pendant deux ans en classe monolingue), puis de les initier dans un deuxième temps au français et au calcul (pour un certain nombre d'entre eux en tout cas) dans ce qu'on définirait à notre époque comme des écoles bilingues. L'objectif de Laouénan est bien d'apprendre le français aux enfants, non pas en excluant le breton de l'école, mais en s'appuyant au départ sur la seule langue qu'ils connaissent.
  • Aujourd’hui, l'enseignement bilingue se fixe pour objectif d'apprendre aux enfants le breton qu'en général ils ne connaissent pas, dès leur entrée dans le système scolaire. L'apprentissage se fait par immersion ou à parité horaire. Il présuppose que les enfants parviendront de toute façon à maîtriser le français qu'ils parlent en famille ou dans leur environnement et qu'ils étudient aussi à l'école. L'enseignement bilingue a désormais pour finalité de leur faire acquérir une bonne maîtrise du breton au terme de leur parcours scolaire.


Skolaj Diwan Releg-1Le premier à se prononcer pour l'enseignement du breton
Toujours est-il que plusieurs dizaines d'années avant l'intervention des Charles de Gaulle (en 1902), Émile Masson (en 1913) ou Yann Sohier (en 1933), Y.M.G. Laouénan est le premier à se prononcer en faveur de l'enseignement du breton dès le début du XIXe siècle. Pendant quelques années, son mémoire va susciter tout un débat parmi les autorités locales et départementales. Mais il n'aura aucune suite : les propositions qu'il avance sont perçues comme étant trop innovantes et dérangeantes.

  • La Société d'Émulation de Brest, après avoir longtemps tergiversé, choisira finalement de ne pas lui décerner de prix.
  • Dans sa lettre au Préfet Boullé, Laouénan insistait sur "la nécessité d'instruire les Bas-Bretons dans leur propre langue" et précisait que "cette question, Monsieur le Préfet, touche à l'avenir et au bien-être de tous les cultivateurs, artisans et ouvriers de notre département bretonnant." Le Préfet, dogmatique, ne se soucie guère du bien-être des cultivateurs et lui répond qu'il ne faut surtout pas "retarder le moment" pour que la même langue soit parlée en Bretagne comme dans toute la France.
  • L'Évêque aussi transmet une réponse dilatoire.

Dans le rapport qu'il rédige la même année, en 1835, l'inspecteur primaire de Brest reconnaissait pourtant que "l'interdiction aux instituteurs de ne rien apprendre aux enfants en idiome breton, a trouvé des contradicteurs et […] ne doute pas qu'elle ne soit cause que beaucoup de cultivateurs n'envoient pas leurs enfants à l'école, ces cultivateurs tenant fortement à ce que leurs enfants sachent lire en breton."
Trois ans plus tard, en 1838, le Comité Supérieur de l'arrondissement de Brest prenait le contre-pied de la position de Laouénan, insistant sur "l'utilité que présenterait dans nos campagnes pour la propagation de la langue française, l'usage d'un catéchisme écrit en cette langue, à l'exclusion de l'idiome breton."
Le débat s'est poursuivi bien longtemps.

Pour en savoir plus
Fañch Postic. Propositions pour un enseignement bilingue. Un mémoire inédit de Y.-M.-G. Laouénan. Société Archéologique du Finistère, tome CXXX, 2001, p. 437-466.
Y.M.G. Laouënan. Kastel Ker iann Koatanskour. Le Château de Kerjean-Coatanscour, traduit et présenté par Yves Le Berre, Brest, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, 2004, 367 p.
Portrait de Laouénan, extrait de cet ouvrage. DR.

Commentaires
A
"Y.M.G. Laouénan est le premier à se prononcer en faveur de l'enseignement du breton dès le début du XIXe siècle."<br /> <br /> <br /> <br /> Il me semble qu'il n'est pas tout à fait le premier :<br /> <br /> <br /> <br /> "La langue bretonne à l'école primaire : Un projet officiel d'enseignement bilingue en Basse-Bretagne, en 1831"<br /> <br /> <br /> <br /> http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/abpo_0003-391x_1917_num_32_1_1444<br /> <br /> <br /> <br /> "Le 15 octobre 1831, le ministre de l'Instruction publique, M. de Montalivet, adressait aux préfets du Finistère, du Morbihan et des Côtes-du-Nord, une circulaire par laquelle il leur demandait leur avis sur un essai d'enseignement du français par le breton."<br /> <br /> <br /> <br /> "Car ne serait-ce pas leur rendre l'usage du bas-breton plus commode, que de multiplier les livres écrits en cette langue et de leur faire connaître toutes les ressources ! Ne doit-on pas, au contraire, favoriser, par tous les moyens possibles, l'appauvrissement, la corruption, jusqu'au point que d'une commune à l'autre on ne puisse plus s'entendre ? Car alors la nécessité des communications obligera le paysan d'apprendre le français."<br /> <br /> Le Secrétaire du Comité,<br /> <br /> Trouessard.<br /> <br /> <br /> <br /> » Vouloir favoriser l'introduction rapide du français au point de ne pas faciliter autant que possible l'usage du bas breton à ceux qui n'ont point encore d'autre langue, ne leur accorder l'instruction élémentaire (la lecture, l'écriture et le calcul) qu'à la condition d'apprendre d'abord le français, me semblerait une injustice; favoriser l'appauvrissement, la corruption de notre ancienne langue jusqu'au point de la rendre inintelligible d'une commune à l'autre, serait précisément passer par le pire pour arriver à une amélioration. Ce système un peu machiavélique a de grands inconvénients, car il peut plonger une population dans la barbarie sans qu'il y ait certitude de l'en faire sortir, ou du moins de l'en faire sortir de longtemps. Les moyens proposés par le Comité me sembleraient impraticables. Comment appeler les enfants des campagnes au milieu des populations des villes et des gros bourgs où l'on parle français ? Comment introduire parmi eux assez d'élèves qui ignorent entièrement le breton pour que ceux-ci enseignent le français par routine à ceux qui ne le savent pas ? N'est-il pas évident que, si les élèves français sont en minorité, ce seront ces intrus qui apprendront le breton ?"<br /> <br /> <br /> <br /> » Je ne puis approuver la méthode qui consisterait à faire apprendre à lire aux enfants bretons dans des livres français qu'ils ne comprendraient pas : il me semble que c'est ajouter un dégoût de plus à une étude déjà bien fastidieuse. Le Comité ajoute : Si les enfants savaient déjà lire le breton, on pourrait y joindre (je ne sais à quoi) un vocabulaire celto-breton des mots les plus usuels. Ici les membres du Comité .se rapprochent du projet qui consiste à enseigner à lire en breton avant d'enseigner le français.<br /> <br /> <br /> <br /> » Je suis Breton, et j'éprouve une vive sympathie pour tout ce qui peut conserver notre nationalité. Je sais que les principes généraux des Gouvernements sont de combattre l'esprit<br /> <br /> de province et d'effacer, autant que possible, les divisions résultantes des différences de langage. Mais une langue vivante est un peuple. Faire mourir une langue, c'est faire disparaître une individualité de la famille des nations ; c'est détruire un système d'entendement, un caractère national, des moeurs, une littérature. La philosophie et la morale condamnent également cette espèce de meurtre. Je vois que votre administration éclairée ne s'en rendra pas coupable"<br /> <br /> Le Préfet du Morbihan,<br /> <br /> E. Le Lorois.
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Le blog "langue-bretonne.org"
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Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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