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Le blog "langue-bretonne.org"
20 mars 2011

La nouvelle fortune du mot baragouin

baragouin_Tgr_Nono_372Alors que des accusés et des témoins voulaient s'exprimer en breton devant le tribunal en début de semaine, un Président de chambre à la Cour d'appel de Rennes a sèchement mis fin à leurs interventions en leur assénant qu'il ne comprenait pas… leur baragouin : les réactions, depuis, se multiplient.
Le Télégramme s'en donne à cœur joie ce dimanche matin, en consacrant toute sa chronique humoristique des "Grains de sel" à ce mot, sur une demi-page, avec un dessin de l'incontournable Nono à l'appui. Tout le monde y a droit : les acteurs, les joueurs de foot, les magistrats, les accusés, les traducteurs de films, l'évêché, les marchands de refrigérateurs… A lire.

L'origine du mot "baragouin"
La question qui revient inévitablement dans les conversations est bien sûr celle de l'étymologie de ce mot. Le Dictionnaire historique de la langue française (publié sous la direction d'Alain Rey chez Robert) rapporte que "l'hypothèse la plus répandue" est bien celle des mots bretons "bara" et "gwin". L'attestation la plus ancienne de son utilisation remonte à 1391 : le terme, qui est utilisé par opposition à "chrestien" et à "françois", ne s'applique cependant pas à un Breton, mais à un habitant de la Guyenne. Pour conforter cette hypothèse qu'il estime "ingénieuse", le Dictionnaire historique Robert cite une chanson repérée par le linguiste Albert Dauzat : "Baragouinez, guas de basse-Bretagne…" D'autres étymologies font cependant appel au latin, à l'ancien provençal, à l'espagnol, etc.
Toujours selon le Dictionnaire historique, le mot "baragouin" a d'abord été utilisé comme terme d'injure xénophobe. Rabelais l'utilise en 1532 dans le sens de "personne parlant un langage incompréhensible". À partir de 1560 et toujours aujourd'hui, il signifie "langage incorrect". C'est également Rabelais qui emploie le dérivé "baragouinage" en 1546. En 1611, le verbe "baragouiner" veut dire "parler une langue étrangère que personne ne comprend." Molière, lui, parle d'un "baragouineur" en 1669. Les représentations sont telles qu'on ne peut savoir d'emblée dans quelle acception l'a employé Monsieur le Juge de la Cour d'appel de Rennes. Est-ce de manière vraiment péjorative ou de la manière assez neutre dans laquelle on l'utilisait déjà en 1611 (encore que le breton ne soit pas une langue "étrangère") ? Il semble bien qu'il n'a pas du tout apprécié qu'on s'adresse au tribunal en breton. Il ne s'attendait sûrement pas à remettre en vogue à ce point le mot "baragouin."

S'exprimer en breton devant un tribunal
À part ça, la question de l'utilisation du breton dans l'enceinte d'un tribunal est une longue histoire. Avant la Révolution, les juges avaient obligation, en vertu de la réglementation édictée par le Parlement de Bretagne, de faire appel à un interprète, y compris lorsqu'ils savaient eux-mêmes le breton. Après la Révolution, en Basse-Bretagne l'on continue de solliciter un interprète breton français à chaque fois que nécessaire pour servir d'intermédiaire entre les accusés et les témoins d'une part, et les personnels de justice d'autre part, que ce soit à la phase de l'instruction ou au cours des procès.
Il en est ainsi lorsque les accusés et les témoins "ne parlent que la langue bretonne." Dans ce cas, l'interprète commence par "prêter le serment voulu par la loi de traduire fidèlement les discours à transmettre entre ceux qui parlent des langages différents." Quelquefois, il lui arrive de prêter serment de traduire fidèlement "le langage de ceux qui parlent les langues étrangères" (sic). Près de 70 % des comparants en justice font ainsi appel à l'interprète en 1811-1812, et 56 % toujours en 1890 parce qu'ils sont monolingues de langue bretonne ou qu'ils ne savent pas suffisamment le français.
Vouloir s'exprimer en breton aujourd'hui devant un tribunal relève d'une autre logique : les accusés et les témoins sachant bien évidemment le français, il s'agit de postuler pour le breton un statut équivalent à celui de la langue nationale, et dès lors d'une forme de revendication. Dans un passé récent, des juges ont quelquefois fait droit à une telle demande, sauf erreur de ma part. À la Cour d'appel de Rennes, cette semaine, ça n'a pas vraiment été le cas.

Pour en savoir plus :
Fañch Broudic. La pratique du breton de l'Ancien Régime à nos jours. Presses Universitaires de Rennes, 1995, p. 59-72.

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Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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