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Le blog "langue-bretonne.org"
21 décembre 2008

Pierre-Jakez Hélias et Le Cheval d’orgueil : le regard d’un enfant, l’œil d’un peintre

arbres_66Sous ce titre, Mannaig Thomas a brillamment soutenu il y a quelques jours sa thèse sur "Le Cheval d'orgueil" de P.J. Helias, à Brest. Elle a obtenu le grade de Docteur de l'Université Européenne de Bretagne en Celtique pour cette thèse qu'elle avait préparée sous la direction d'Yves Le Berre.

Un tiers de siècle exactement après la publication du fameux best-seller d'Hélias dans la collection "Terre Humaine" (chez Plon) et après les polémiques qui avaient suivi, c'est la première thèse bretonne qui lui soit consacrée. Dans l'attente d'une édition à venir de son travail, M. Thomas m'en a transmis la présentation qui suit (ce dont je la remercie). Les intertitres ont été ajoutés par mes soins.

Une volonté d'authenticité
Le Cheval d'orgueil a été publié pour la première fois en 1975, pourtant l’histoire de l’œuvre débute dès la fin de l’année 1959 avec la publication hebdomadaire par Pierre-Jakez Hélias de chroniques bilingues dans La Bretagne à Paris puis dans Ouest France. Chaque semaine, l’auteur raconte une pratique de la société traditionnelle ou un souvenir personnel. Suite à sa rencontre avec Jean Malaurie, le directeur de la collection Terre Humaine, ces chroniques deviennent un livre et l’un des plus grands succès de la collection ethnographique. Pierre Jakez Hélias n’est pas un inconnu en 1975 : il a été animateur à la radio pendant dix ans et il organise chaque année le festival de Cornouaille à Quimper tout en participant activement à la vie associative et littéraire en langue bretonne. Le succès du Cheval d'orgueil est immédiat en Bretagne et propulse son auteur sur le devant de la scène régionale mais aussi nationale.
Victime de son succès et du battage médiatique qui a suivi, Le Cheval d'orgueil est passé pour un texte évident : idéalisation et passéisme pour les uns, témoignage remarquable pour les autres. Il est difficile de qualifier cette œuvre qui échappe aux classifications traditionnelles : la dimension autobiographique est, certes, bien présente mais elle n’est pas unique. En plus de sa situation personnelle, le narrateur fait part des temps forts qui rythment la vie paysanne et en profite pour décrire les modes de vie d’une civilisation sur le point de disparaître.
Par ailleurs, Pierre-Jakez Hélias ne peut se présenter comme l’inventeur de la Bretagne, d’autres auteurs français et étrangers ont largement décrit la région avant lui. Leurs publics sont bien différents en revanche : Pierre Hélias doit raconter la Bretagne à ceux qui y vivent. Les lecteurs des chroniques sont autant d’experts connaissant la réalité décrite, c’est donc dans le registre de la proximité et de la complicité que l’auteur va se placer.
Excluant volontairement l’analyse et les sujets qui fâchent, le message transmis passe par la création d’images. Ces dernières s’adaptent idéalement à ses objectifs principaux : la volonté d’authenticité, l’image est une représentation de la réalité, et la proximité car, même en passant par les mots, l’image est simple, visible immédiatement. C’est par l’étude de l’énonciation, de la lexicométrie et par l’analyse picturale sous forme de microlectures que j’ai choisi d’expliquer le texte.

arbres_50La société bretonne en image
La place de la vue est essentielle dans Le Cheval d'orgueil, elle se manifeste tout d’abord par une abondance de termes issus de ce champ lexical (« voir, regarder, apercevoir, observer » par exemple pour les verbes ; « œil, regard, vue », pour les noms) qui représentent une moyenne de deux occurrences par page. Cette fréquence illustre le rôle fondamental que joue la vue dans le processus de réactivation des souvenirs chez Pierre Hélias. L’avantage premier que l’auteur tire de cette utilisation de l’œil réside dans l’exclusion de l’analyse : son but n’est pas d’expliquer le fonctionnement de la société bretonne mais de la mettre en image et d’y plonger son lecteur. Pour cela, l’auteur se sert abondamment de déictiques : prenant sens dans la situation d’énonciation, ces termes servent à rendre présents les éléments décrits. De même, l’auteur sollicite fréquemment son lecteur afin d’établir un contact sous la forme d’un dialogue virtuel.
Trois conceptions du temps se juxtaposent également dans Le Cheval d'orgueil qui correspondent à trois modes d’énonciation différents. Le temps autobiographique relate la vie de Pierre Hélias enfant de sa naissance à son départ pour le lycée. Ce temps subit de nombreux accrocs tout au long du texte car c’est le temps cyclique qui mène le déroulement du récit. L’œuvre est construite sur une année de février à janvier et l’on peut remarquer une nette majorité de marqueurs temporels tels que « encore, toujours, longtemps, constamment ». Cette conception du temps s’adapte idéalement à l’objectif de l’auteur : brouiller volontairement la chronologie au profit d’une description anhistorique faisant référence aux moments rituels qui jalonnent la vie paysanne. L’Histoire ne trouve véritablement sa place que dans le dernier chapitre, très différent du reste du texte dans le fond comme dans la forme.

J’examine enfin dans cette partie les rapports entre l’auteur et les différents arts visuels. Dès le début de son œuvre dans les années 1950, Pierre-Jakez Hélias a établi des passerelles avec les autres formes d’art. La photographie notamment qui est présente dans Le Cheval d'orgueil mais également dans une série de fascicules sur la Bretagne que Pierre Hélias réalise avec le photographe Jos Le Doaré. La peinture occupe aussi une place importante dans l’œuvre tout d’abord sous forme de références directes relativement fréquentes. L’auteur cite notamment Jean-François Millet, les frères Le Nain, Georges de La Tour ou encore les impressionnistes. Enfin, après les premiers sketches radiophoniques, il se lance dans l’écriture de pièces de théâtre en français et en breton. Dans ces pièces naturalistes ou véristes, très proches thématiquement du Cheval d'orgueil, le dramaturge fait preuve d’une très grande précision dans les didascalies qui vont bien au-delà de la simple mention des entrées et sorties de personnages. Ces longues didascalies servent à créer l’atmosphère de la pièce et deviennent de véritables descriptions des personnages et des lieux.
L’œil est pour Pierre Hélias l’outil principal de la transmission artistique : il réactive les souvenirs de l’auteur et permet de les rendre présents aux lecteurs.

arbres_53Les techniques du domaine pictural
Comment l’auteur parvient-il à transmettre au lecteur ce que lui dicte son sens le plus développé ? En utilisant des techniques qui relèvent du domaine pictural.
L’alternance des temps permet à l’auteur de traiter des sujets variés : les travaux collectifs de la vie paysanne ou les fêtes communautaires lui permettent de représenter des scènes de genre et les paysages qui leur servent de décor ; parallèlement, les membres de sa famille et la vie quotidienne lui offrent la possibilité de créer des portraits ou des scènes d’intérieur construits à partir de ses souvenirs personnels. Chacun des types de tableaux revêt des spécificités. En ce qui concerne les portraits, il y a peu d’adjectifs décrivant le caractère des personnages, les adjectifs les plus nombreux qualifient leur apparence. C’est la description du corps, des vêtements ou des actions et par conséquent, la posture du personnage, son attitude qui permettent d’évoquer son tempérament. Comme dans des portraits peints, à partir de Rembrandt notamment, le lecteur est amené à déduire à partir de détails physiques, les caractéristiques morales des personnages.
Pierre Hélias préfère se consacrer à la description de scènes collectives plutôt qu’à celles représentant l’intimité familiale ; c’est pourquoi les scènes d’intérieur sont proportionnellement moins nombreuses que les autres types de tableaux. Elles s’attachent souvent à des domaines qui se situent hors de la vie quotidienne du narrateur ou du moins qui lui sont moins familiers : les coiffes, l’entretien des meubles ou des soins ménagers. La vision est donc extérieure et par conséquent plus ethnographique.
Le genre du paysage est également pratiqué par l’auteur. La plupart des lieux évoqués se trouvent dans un rayon d’une dizaine de kilomètres autour de la maison natale de l’auteur et les villages entourant le bourg de Pouldreuzic sont soigneusement situés. Dans Le Cheval d'orgueil, les paysages sont au service de la description de la vie de la population. Ils ne sont pas, comme chez les Romantiques, des occasions où le narrateur, seul face à la nature, peut s’épancher et réfléchir au sens de son existence. Les lieux sont habités, cultivés, décorés c'est-à-dire dominés par l’homme mais il s’en dégage toujours une impression d’harmonie, l’homme comme la nature y a sa place et y joue son rôle. Ces paysages font penser à ceux de certains peintres anglais, Constable notamment.
Le dernier type de tableaux qui est également le plus fréquent est la scène de genre. L’essentiel des scènes de genre réalisées par l’auteur fait partie de ce que l’on pourrait appeler un « imaginaire de la Bretagne », c'est-à-dire un ensemble de représentations incontournables à toute description de la région, qu’elle soit littéraire ou picturale. Il s’agit, par exemple, de représentations de pardons et de processions, de scènes de battage, de veillées, de mendicité, de travaux agricoles variés ou encore de scènes de mariage. L’une des particularités du Cheval d'orgueil réside dans le traitement de l’événement du début à la fin, y compris dans les aspects un peu plus triviaux qui se cachent habituellement dans les coulisses (le repas de fin de battage, la fête profane qui suit le pardon…) ; rares sont les artistes qui ont réalisé des représentations similaires, le graveur Olivier Perrin ou le peintre Lucien Simon, par exemple, font exception.

Tout comme un peintre, l’auteur met en place dans ses tableaux un ensemble de techniques picturales : la couleur, la lumière, les matières et textures diverses. L’abondance des références à la couleur, par exemple, témoigne de l’importance que leur accorde l’auteur. Il fait preuve d’une véritable recherche chromatique et trouve des teintes qui ne figurent pas dans la gamme classique telles que : « bleu bigouden », « bleu-de-lin » ou « vert vénéneux » par exemple. L’emploi de certaines couleurs permet également de faire des liens avec des tableaux existants auxquels l’auteur faire référence, sans les citer.
Le graphisme se retrouve à la fois le dessin (la forme, les traits) mais également dans la constitution par le peintre Hélias des différents plans qui composent l’image. La fabrication du cadre est enfin un élément indispensable dans les tableaux du Cheval d'orgueil. Le cadre peut être construit directement ou apparaître dans les différents éléments du tableau et sert à mettre en valeur un aspect précis de la scène (les cadres des portes ou des fenêtres, le lit-clos, le champ clôturé…)

arbres_56Le double regard : celui de l'enfant, celui du témoin
Le Cheval d'orgueil s’apparente à une fresque au sens propre comme au sens figuré : il s’agit de la représentation visuelle de la paysannerie bretonne avant la deuxième guerre mondiale. L’élément central qui se dégage de cette fresque est l’idée d’harmonie. Cette notion commande l’ensemble de l’œuvre, dans le fond comme dans la forme : dans la conception de la société qui s’en dégage et dans l’esthétique qui commande la construction des tableaux.
Pierre Hélias entend rédiger les « Mémoires d’un Breton du Pays Bigouden », la représentation harmonieuse est donc colorée d’une part indispensable de vérité ou au moins de vraisemblance. Le respect du regard de l’enfant implique un angle de prise de vue spécifique, ainsi, une scène peut être décrite à la hauteur d’une enfant de cinq ou six ans et laisser de côté l’essentiel de la représentation au profit de la vraisemblance d’un regard qui ne voit pas tout ou ne comprend pas tout ce qu’il voit. Parallèlement, un autre regard est porté sur les événements, il s’agit de celui du témoin qui offre un regard plus global sur les sujets traités. C’est en cela que l’on peut parler de traitement diglossique : pour une seule thématique, deux traitements peuvent se mêler ou se juxtaposer, les deux visons se complètent de manière équilibrée et alternent sans apparente contradiction au profit d’une représentation globale.
Pierre Hélias souhaite faire vrai mais également faire beau ; ces deux objectifs révèlent la conception de la Beauté mise en œuvre dans Le Cheval d'orgueil qui est celle de l’esthétique classique. Le Beau s’exprime dans la touche personnelle de l’auteur, notamment grâce à l’utilisation de bretonismes (calques ou traductions littérales du breton). Ces formules participent à l’expressivité du texte et constituent l’un des aspects principaux du style de l’auteur, il montre ainsi sa maîtrise du sujet jusque dans la forme de sa restitution finale. L’ensemble de ces aspects sont au service de l’esthétique classique : la représentation de la Bretagne que propose Pierre Hélias est à la fois belle, vraisemblable et équilibrée, y compris lorsque l’auteur décrit la misère des personnages.
Dépassant la dimension esthétique, l’harmonie qui baigne l’ensemble du texte traduit également une manière de concevoir l’homme dans la société ; faire de l’harmonie la notion centrale dans la description d’un monde confère à ce dernier des valeurs et un fonctionnement spécifiques. Pierre Hélias représente un groupe social où chacun a sa place, à l’image des paysans lors des grands travaux ou des mendiants lors des processions ; une communauté basée sur des préceptes moraux, chrétiens en particulier, que sont le travail, l’entraide et la charité ; il sous-entend également l’assimilation qui s’opère entre la pauvreté matérielle et la noblesse d’âme. Cette conception de la société qui se dégage des tableaux du Cheval d'orgueil permet d’établir des rapprochements surprenants entre Pierre Hélias et des auteurs bretons du XIXe dont la trajectoire est très différente : La Villemarqué ou Joachim Guillôme, par exemple.

arbres_55Le portrait d'une société disparue
Au moment de la rédaction des chroniques, Pierre-Jakez Hélias voit le gouffre qui le sépare du monde de son enfance. L’ampleur de sa prise de conscience dépasse celle de tout adulte qui repense à l’enfant qu’il a été : quand il observe ce monde, l’auteur se penche sur un mort. Il fait le portrait d’une société disparue et convie les lecteurs à son enterrement. Dans Le Cheval d'orgueil, la Bretagne est représentée sous son meilleur jour, figée dans la beauté éternelle ; Pierre Hélias tait les défauts du mort et met en valeurs les qualités ancestrales qui régissent le monde de son enfance et auxquels adhèrent naturellement tous ses habitants.
Ces funérailles nécessitent un embaumement c'est-à-dire un certain nombre de soins qui passent par la fabrication d’une série de tableaux parfaits afin d’apaiser le deuil de ceux qui restent. Pierre Hélias clôt la longue tradition de représentation de la Bretagne traditionnelle mais, plus que cela, il coupe court à toute tentative visant à la faire renaître. Avec lui c’est la Bretagne authentique qui disparaît, c'est-à-dire un mode de fonctionnement social basé sur des valeurs, une relation à la nature et une langue, le breton. C’est cette Bretagne rurale qu’il exalte : il l’apprête, l’expose et referme le tombeau.

Mannaig Thomas

Contact : mannaig.thomas@univ-brest.fr

Commentaires
D
Ils reste encore des gens comme Hélias qui peuvent raconter la vie d'autrefois. Mamm gouh a 97 ans et lorsqu'elle raconte ses souvenirs d'enfance, j'ai parfois l'impression d'entendre parler du Moyen-Age. Elle est passée de la terre battue et des lits clos à la téléphonie mobile et aux 200 chaînes de télé en une vie (pour ne parler que de la maison). C'est prodigieux quand on y pense!!
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Le blog "langue-bretonne.org"
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Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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